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Amour se cache derrière un clown, tremble comme si elle avait froid, se frotte nerveusement les épaules et les cuisses, puis s'immobilise. La mélodie des sphères lui parvient, comme un cerf-volant au dessus d'une tempête ; elle ne chante pas très fort, mais ses notes papillonnent, s'immiscent entre les bruits de la ville, les voix, les voitures et les gens. A la manière des bulles de savon, ou des courants d'air, la musique se fraie un chemin vers les tympans d'Amour. Prostrée dans le dos du clown, elle cherche son courage dans un sac de noeuds. La peur qui la tenaille n'a rien de raisonnable, elle déborde au niveau du coeur, inondant tout sur son passage. La volonté et les désirs d'Amour se noient dans une rivière incontrôlable, et son esprit s'échappe sans cesse, tourbillonne et se brise comme une brindille jetée à l'eau. Elle n'aurait qu'à retrouver son corps, ordonner à ses muscles d'agir comme elle l'entend, calmer les colonnes d'oxygène qui paniquent dans sa gorge. Cela n'est pas si difficile, juste tourner la tête, le regarder, et peut être même s'approcher pour lui poser une question, Amour sait qu'elle peut le faire, que son corps en a les moyens, il suffit de se déplacer dans le temps et l'espace, d'ordonner des mouvements à ses jambes, des mots à sa bouche, et pourtant tout paraît gelé, pétrifié, Amour est toute entière engluée de timidité. Dans sa tête, elle se répète la scène, en boucle, elle imagine son début et sa fin, je me lève, je m'avance et je parle, mais rien n'y fait, ses muscles ne la suivent pas. Amour ferme les yeux et se bouche les oreilles. La mélodie des sphères s'étouffe. Elle compte, comme pour un plongeon, d'abord silencieusement, un, deux, trois, un, deux, trois, puis ses lèvres frissonnent sans qu'elle s'en aperçoive, et le murmure s'échappe, un, deux, trois, un, deux trois, encore et encore, un deux trois, Amour compte ainsi 23 fois, complètement tournée sur elle-même, et son ventre peu à peu se relâche, son courage se concentre, se renforce comme une boule de feu, jusqu'à lui brûler la langue, le sortilège se fissure, puis se brise aussi facilement d'un carreau. Amour arrache son menton de la peur et tourne enfin son visage vers le coin de la rue. Un gros homme en short gris lui bouche la vue. Elle aperçoit cependant la petite main du garçon tendue vers le ciel, et les sphères argentée qui se poursuivent sans jamais s'effleurer. Amour ne voit rien d'autre à présent que le mouvement circulaire, et les reflets du soleil sur le métal. Ses yeux s'attachent aux objets, comme hypnotisés. Elle se laisse entraîner dans le cercle, jusqu'à s'y égarer encore une fois, et oublier qu'elle est une seule, immobile sur le monde, et que le monde tourne en l'emmenant avec lui. Tout Amour se concentre, s'absorbe et se liquéfie dans la répétition du parcours, la monotonie décalée des clochettes. Peu à peu, elle s'extraie de son enveloppe, brise un cocon, bat trois fois des ailes et s'envole, puis plane avec les sphères, quelque part hors d'elle même. Ses frayeurs se retirent alors, comme l'eau à marée basse, son souffle se régule, son poul se calme, et elle reprend le contrôle de ses muscles et de ses gestes. A quel moment le short gris disparait-il du paysage ? Amour tombe du haut de sa contemplation, et s'aperçoit que plus rien ne lui cache le petit garçon. Par chance, il tourne encore son visage vers la rue, ne dévoilant que ses cheveux courts et une partie de son cou au bord du col bleu. Amour résiste une seconde à la tentation de fuir derrière le clown, puis trouve une solution. Elle soupire un grand coup et retire ses lunettes. Ne percevant plus rien que le flou, elle se rassure à la manière des autruches : Si tout le monde est myope, personne ne peut se voir et chacun peut se regarder. Complètement rassurée, elle pousse alors un cri pour attirer l'attention du petit propriétaire, accrochant dans la foulée un sourire angélique à sa bouche. Lorsqu'elle le voit de face, une panique étrangle sa gorge, une terreur imprévue qui lui retourne le ventre et la pousse à s'enfuir au milieu des voitures : Au coeur d'un monde trouble, le visage du petit propriétaire est d'une clarté limpide, une copie exacte, parfaitement nette, de celui qu'elle avait inventé. Dans une cabine téléphonique, Amour reprend son souffle, s'essuie le nez avec le bas de sa robe, puis son coeur éclate en sanglots. Le soleil tape sur les vitres, saturant de chaleur l'espace minuscule ; Amour tire sur sa robe, et regarde ses mains sous un rideau de larmes embuées. En reniflant, elle retire ses lunettes, souffle sur les verres et les frotte avec le tissu blanc, puis elle se recroqueville sous le plateau en métal, près des annuaires, et niche son visage entre ses genoux noirs, légèrement croûtés. Sur les vitres de la cabine, la condensation accumulée dépose une fine couche de brouillard mouillé. Amour ne voit plus rien et ne veut plus rien voir. Elle force comme elle peut son cerveau, pour le persuader d'un mensonge, d'une illusion d'optique : tes propres yeux t'ont trompé, encore une fois. Après une marche triste dans le Grand Jardin, Amour retourne au hangar. Elle tourne en rond entre les murs, puis s'en va voir son ami. Elle s'assoit près de lui, sans dire un mot, et soupire des tornades. Le pépé rabougri ne lui demande rien, il lui caresse gentiment les cheveux, puis lui tend une madeleine. Amour ronge le gâteau, le regard presque vide, et tous deux restent ainsi silencieux jusqu'au début du soir. Lorsqu'elle se lève, sa colonne vertébrale craque comme un carton plié. Elle s'apprète à partir, mais le vieillard la retient par les doigts. Il l'attire lentement vers lui, puis la regarde avec un sourire de magicien. Du bout des ongles, le pépé retire un bouton de sa manche, puis la remonte le long de son bras, avec inspiration, comme un livre ancien renfermants des formules, des codes secrets et des cartes au trésor. Amour ouvre grand ses yeux, puis sa bouche, lorsqu'elle découvre le dessin de la jeune fille tatoué sur son poignet.
"Tu as perdu ta maman ?"
"Oui."
Le Badge paraît immense, un géant sous la lumière blafarde des néons. Amour ne sait pas si elle a bien fait de répondre. Elle essuie nerveusement la sueur de ses paumes sur les lanières du cartable.
"Elle est comment ta maman ?"
"Euh... belle..."
Le Badge ne sourit pas.
"Allez viens avec moi, on va faire une annonce."
Le Badge parle avec un Roger dans la petite boîte noire qui grésille dans sa main, puis il fait un signe de la tête à Amour, et part sur ses grandes jambes. Amour le suit à petits pas stressés, essayant de dissimuler sa peur derrière la panique légitime d'une enfant abandonnée. En passant près des caisses, elle croise le regard indifférent de la dame noire qui semble encore débordée par son bébé et ses courses. Amour hésite une seconde à lui sauter au cou, elle se dit que peut être, la maman jouerait le jeu et la prendrait sous son aile, mais le moment lui échappe, comme avant de dormir, elle laisse passer l'occasion et se retrouve soudain loin de la foule, dans un couloir inconnu, puis devant une porte en acier gardée par un autre Badge.
Au fond de la petite pièce, un mur de télés observe les rayons de la grande surface. Amour comprend alors où vont les yeux ronds des caméras. Son cartable lui semble de plus en plus lourd, plein à craquer de bougies, les dernières dont elle avait besoin pour réaliser son projet. Elle tremble et prie n'importe comment pour ne pas avoir à l'ouvrir, ni à subir une autre grêle de coups de pied. Ses yeux s'agitent dans leur orbite à la recherches d'une sortie, d'un trou dans le mur par lequel elle pourrait s'échapper, mais ils ne trouvent rien d'autre que la porte, et l'autre Badge, debout sous ses grosses moustaches, sa boîte noire collée à l'oreille. Instinctivement, Amour caresse l'ongle de son pouce, et force ses lèvres à conserver leur sourire de pauvre petite fille modèle. Le Badge s'approche dangereusement, et lui demande d'une voix sans émotion :
"Tu t'appelles comment ?"
"Quoi ?"
"Ton prénom, pour faire l'annonce, tu dois me dire ton prénom."
"Fanette."
"D'accord Fanette, on va appeler ta mère dans le micro, on va lui demander de venir ici, et comme ça tu pourras rentrer chez toi."
Amour panique.
"Et si elle est partie déjà, je peux m'en aller ?"
"On va l'appeler dans le micro, on va lui demander de venir ici, et jamais elle ne vient pas, et bien on téléphonera à la police pour qu'ils te ramènent chez toi."
Le Badge décroche le micro d'un mur, appuie sur un bouton, et Amour écoute sa voix se multiplier dans les hauts-parleurs.
"La petite Fanette attend sa maman au bureau de la sécurité, je répète, la petite Fanette attend sa maman au bureau de la sécurité, merci"
Sur les écrans, Amour remarque quelques personnes qui prêtent l'oreille, et d'autres qui continue inlassablement de remplir leur chariot. Le Badge lui adresse un sourire vague.
'C'est bon, tu peux t'asseoir si tu veux"
Amour se pose sur une chaise en plastique, serre son cartable contre son coeur affolé et réfléchit à toute vitesse. Ne trouvant pas la moindre issue à la situation, elle se résigne à jouer le jeu jusqu'au bout. Le Badge ne paraît pas méchant, du moins pour l'instant, mais elle ne se fait aucune illusion sur ce qui se passera s'il découvre les bougies. Le vieux propriétaire lui a dit que les gens de la grande surface étaient pires encore que ceux du marché, plus discrets et plus méchants, et qu'on la mettrait dans une cage, comme un canari, et qu'on la frapperait sûrement avant, pour lui apprendre la leçon. Sa salive disparait dans sa bouche.
Au bout de dix longues minutes, le Badge renouvelle l'annonce, puis il se frotte le menton et la fixe d'un air soucieux.
"Tu avais raison. Apparemment on t'a oublié ici, bon, alors on va appeler la police, elle va venir te chercher et tu pourras rentrer chez toi".
Amour acquiesce au hasard, puis frissonne, regarde le téléphone d'un air suppliant, et bégaie.
"C'est pas... pas la peine... monsieur, c'est pas la peine... parce que... je connais le chemin... vous avez... je peux..."
Le fourgon roule. Les lumières de la ville tracent dans la vitre. Près d'Amour, les deux policiers ont l'air absent, presque fatigué. Le premier regarde ses pieds, et l'autre dans le vide. Derrière la grille, un troisième homme conduit sans dire un mot. Dans les virages, le cartable d'Amour cogne la paroi couverte de graffitis, et son dos reconnaît la forme des bougies. Le bruit du moteur prend de la place, et le temps s'étire infiniment, comme de la pâte à modeler. Amour pense à sa mère, puis la regarde dans les yeux lorsqu'elle ouvre la porte.
Sans rien laisser paraître, la maman d'Amour entre dans le mensonge. Elle embrasse sa fille, invente une fausse excuse, répète 23 fois le mot "désolée", et encaisse sans sourciller les commentaires désagréables des policiers. Amour ne sait plus où se mettre, alors elle reste immobile dans un coin, la tête baissées sur ses chaussures et les mains loin des carreaux.
Le silence gonfle Amour de honte, comme un soupir dans un ballon. Sa mère essuie le gobelet décoré de papillons, puis y verse de l'eau et le pose molllement sur la table. Elle tire une chaise, s'assoit en face d'Amour, et attend patiemment quelque chose.
Amour avale une gorgée, puis marmonne.
"Merci."
Sa mère lui prend gentiment la main.
'Fanette, je t'ai vue l'autre fois, dans le bus. Tu allais à la grande surface ?"
"Oui."
"Qu'est ce que tu vas faire là-bas ?"
"Rien..."
La maman lève ses yeux au ciel, souffle dans son poing puis murmure d'une voix tendre.
"C'est toi qui a cassé le carreau de la chambre ? Tu es revenue ici ?
"Oui."
"Pendant que je dormais ?"
"Oui."
"Pourquoi ?"
"Pour... casser le carreau de la chambre."
Une larme perle aux paupières de la femme.
"Fais moi un bisous avant de partir."
"Oui."
Amour prend son cartable, embrasse sa mère, rince le gobelet dans l'évier, ouvre la porte, la referme, et refait le chemin dans le noir, en équilibre sur le bord extrême des trottoirs.