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Le pépé dévore la viande, puis s'essuie avec la manche de sa chemise trouée. Amour lui raconte son expédition à la grande surface en agitant les mains. Le vieil homme rigole, et hoche la tête d'un air impressionné. L'après midi se passe, plus ou moins silencieuse. Le propriétaire lui explique qu'avant il travaillait sur le port, qu'il soudait des plaques de métal sur les coques des bateaux avec un pistolet qui crache du feu.
Amour hésite, puis se décide à lui confier son secret :
"Moi aussi, j'ai un pouvoir magique."
Le pépé ricane.
"Je sais, petite, je t'ai vue faire apparaître le jambon"
"Non non, pas ça, c'est autre chose".
Le vieil homme la fixe alors dans les yeux, et chuchote d'une voix cassée :
"C'est quoi alors ?"
Amour lui montre ses mains.
"Je peux briser le verre."
Au bout de 23 pansements, la blessure s'est transformé en croûte, puis la croûte en ongle, et Amour sourit en soufflant sur le rouge. Dans le hangar, elle gigote des doigts pour sécher le vernis, tourne comme une toupie et imite l'étrange mouvement du petit propriétaire, la paume tendue vers le ciel.
Assise en tailleur, minuscule comme une perle dans une boîte à bijoux, Amour prépare un nouveau voyage vers la grande surface. En quelques jours, elle est devenue spécialiste du vol à l'étalage, multipliant les tactiques et oubliant les risques. Elle ramène des dizaines de bougies, mais ne les allume plus avant de s'endormir. Elle se contente de les aligner contre le mur du fond, en attendant de pouvoir réaliser son projet.
Le marché, les remorques et le vendeur de glaces ne sont plus que des ombres, des fantômes dans les pensées d'Amour ; leurs souvenirs s'effacent inexorablement, comme des flocons de neige. Lorsqu'elle fouille sa mémoire, elle peine à revoir les visages, à recoller les morceaux de moustaches sur les bouts de menton, elle mélange des pinceaux dans un puzzle désarticulé. Amour ne s'interroge ni sur la raison de ce trouble, ni sur la clarté du petit garçon, toujours aussi limpide et reconnaissable chaque fois qu'il vient consoler son imagination.
Le gentil pépé accepte les cadeaux qu'Amour lui ramène, en ricanant de ces gencives molles. Ils vont parfois ensemble, comme deux copains, ils marchent près des bassins, et elle l'attend sans impatience lorsqu'il boîte. Il bavarde et elle l'écoute, il lui explique le fonctionnement des écluses, des sirènes et containers, avec une petite lumière dans les yeux.
Certains soirs, c'est Amour qui l'emmène. Elle le tient par la main et le guide jusqu'à la grande tour. Silencieux dans le crépuscule, Amour et son ami contemplent le disque sanglant, l'air un peu perdu, absorbés, ils se prennent par la main et soupirent en même temps, chacun sur le fil d'une histoire.