La myopie d'amour

* ONZE *

L'orage martèle le toit du hangar comme un concert de mitraillettes. Amour fouille dans le sac pour en sortir la dernière bougie, puis rampe sur le béton et appuie son dos contre un mur. Une fois bien installée, elle s'amuse à faire craquer la pierre du briquet, créant ainsi un petit feu d'étincelles. Des morceaux de visage clignotent alors dans le noir. Amour commence un jeu. Elle s'agenouille, repère le milieu exact de la bougie et gratte un trait dans la cire. Elle allume le briquet pour y voir un peu mieux, et de son autre main, elle relève la bougie et la cale droite contre le mur. Elle s'approche alors tout près, repère le trait qu'elle a gravé et pointe un doigt sur le béton pour repérer l'endroit correspondant. Amour est assie en tailleur, une main collés au mur, l'autre chauffant une flamme. Elle a coincé la tête de la bougie entre ses chevilles. Elle maintient le feu allumée sur la base renversée, jusqu'à ce qu'un petit lac de cire s'y tienne en équilibre, puis elle arrache la bougie, l'approche de l'endroit qu'elle pointe, et la plante comme un couteau sur le mur, en retirant son doigt au dernier moment. Comme dans un tour de magie, la bougie tient toute seule, à l'horizontale, et la figure d'Amour se fend d'un beau sourire. Attiré par le sol, la cire se consumme deux fois plus vite, fondant en larmes lourdes, des perles qui se solidifiient avant de lâcher prise, qui se raccrochent les unes aux autres, désespérement, jusqu'à se transformer en une seule et même corde blanche, un long staclactite torturé. Amour est au spectacle, les yeux ébouriffés. Elle fixe les mouvements de la scultpure pendante, goutte après goutte, elle essaie de prévoir chaque naissance, d'anticiper chaque parcours, espérant par dessus tout pouvoir fixer l'instant, le passage, la seconde où la chaleur disparaît pour figer définitivement une larme sur le fil ondulant. A la fin d'un temps sans aiguille, le stalactite caresse le béton, puis y colle sa langue chaude. La bougie est à moitié consumée. Un carré presque parfait apparaît maintenant, dont les quatre côtés sont le mur, le sol, et les deux corps de cire, divisés à l'unique flamme qu'Amour détruit d'un souffle.

* DOUZE *

Elle se réveille comme elle s'est endormie : le ventre vide et l'esprit serein. Pendant la nuit, l'orage a glissé une flaque d'eau sous la porte du hangar. Amour a les yeux chiffonnés, elle se les frotte avec les poings, puis attrape ses lunettes et les nettoie dans sa robe pour en retirer les traces de doigts. Son ongle arraché ne saigne plus, mais la chair reste à vif ; elle peut la sentir palpiter au bout de son pouce, comme un petit coeur qui bat. Amour a faim. Elle écoute son ventre gémir sous sa peau, imagine une serpillère détrempée que deux grosses mains essorent, et une grimace déforme son joli visage. 23 minutes plus tard, Amour se déplace encore parmi les rayons éclatants de la grande surface, au milieu des chariots et des gens, minuscule comme une bille dans un coffre à jouets, elle évolue sous la lueur blafarde des rails de néons blancs. Amour commence par attraper un cartable dont elle déchire l'étiquette à l'abri des caméras. Puis elle met en pratique la technique qu'elle a imaginé la veille : profiter de la hauteur des gens pour disparaître et subtiliser ce dont elle a besoin. D'une main discrète, Amour fait glisser les objets dans le trou du cartable, et se compose ainsi un trésor invisible : vingt bougies, trois oranges, des biscottes, un fromage rond, deux tranches de jambons roses sous plastique, une boîte de pansements et un énorme sachets de crocodiles sucrés. Pendant l'opération, ses pulsations cardiaques s'accélèrent, mais Amour contrôle ses émotions entre les rideaux de corps agités, forçant sur son visage l'expression tranquille et insoupçonnable d'un sourire angélique de petite fille modèle. Près d'une caisse, Amour répère une dame, une maman noire avec un bébé dans une poussette. Elle s'approche alors, et se tient à bonne distance, son petit cartable sur le dos, assez loin pour que la maman ne la remarque pas, et assez près pour paraître de la famille. Le stratagème marche à merveille, et Amour franchit les barrages comme une gentille écolière. La dame se retourne une fois, et lui lance un regard indifférent. Elle est bien trop débordée par ses courses, son argent et son bébé pour tenter de percer le mystère. Au milieu des voitures, l'odeur d'essence accentue sa nausée. Les gens chargent leur coffre avec des tas de sacs plastiques. En passant, Amour entend un couple qui se crie dessus. Un peu plus loin, elle se pose sous le porche d'un petit immeuble, dévore trois biscottes au fromage, une orange et quatre crocodiles. Elle sent ses forces revenir, et sourit de fierté, soulagée d'avoir réusssi sa première expédition à la grande surface. Avec la langue maintenant, elle se nettoie les dents, aspire les miettes collées sur ses gencives, et rêve encore un peu, sous un soleil timide. Le visage du petit garçon est doux comme une berceuse, Amour se balance lentement d'avant en arrière, au rythme des sphères argentées. Avant de partir, elle s'étire, déchire un pansement, puis entoure sa blessure en frissonnant un peu au contact désagréable de la chair. Accroupie sur ses talons, les pieds à plat sur le carton, Amour fixe le pépé ratatiné avec un sourire de magicienne. Un à un, elle débloque les fermoirs dorés du cartable, puis l'ouvre lentement, avec inspiration, comme un livre ancien renfermant des formules secrètes. Amour fait valser sa main dans l'air, petit oiseau de charbon, et son pouce réparé ressemble à une poupée volante. Puis elle plonge son bras dans le trou de cuir, et remue en riant, comme dans une marmite infernale. Les yeux du vieux propriétaire s'embrasent, et sa bouche se fend d'un pauvre sourire édenté et luisant de salive. Amour murmure : "C'est un cadeau." Sur ses paumes tendues, les tranches de jambons brillent comme des étoiles roses.



Par Franck
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