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Couchées sur le sol, les pensées d'Amour s'évaporent, elles flottent à la surface d'un trou inexpliqué. Amour ne sait plus si le doute la transporte, ou si c'est l'inverse, tant et si bien que le doute devient le doute, infiniment, comme un serpent se mord la queue. Amour ne choisit pas les mots qui remplissent cette sensation ; elle a l'impression au contraire que quelqu'un d'autre déplie des phrases dans sa tête, des monologues sans raison qui se finissent tous en point d'interrogation. Dans la durée qui l'entoure, au moindre instant qui passe, aux frémissements des bougies, Amour ressent la répétition des évènements, le cycle interminable des heures, et sa propre transformation, invisible, à l'intérieur d'une page raturé. Aucune des ces choses n'a de nom, ni de sens, ni de direction claire, tout se mélange et rien ne s'explique vraiment. Amour est un vase sans fond : elle soupire sans jamais se vider, elle inspire sans pouvoir se remplir. Les nerfs à fleur de peau, elle se retourne de nombreuses fois, en tirant sur le bas de sa petite robe blanche, incapable de dire si son corps a grandi, ou si le tissus a été rongé par le temps, comme un croûton de pain aux gencives d'un bébé. Amour se demande si les idées qui lui viennent ont été vécues, ou écrites par d'autres, si ses douleurs sont rélles, ou métaphoriques, si elle n'a pas tout inventé depuis le premier jour, ou si sa vie n'est qu'une fiction, un conte composé depuis avant sa naissance, par un Dieu qu'elle ignore et dont elle porte le nom. Amour cherche ainsi la clé de sa serrure, sa raison d'être à cet instant précis. Elle creuse dans des souvenirs où elle n'a plus de place, dans des éclats de verre, des parcours et des détails qui n'en sont pas. Elle a le sentiment d'être une seule, toute entière morcelée, et de n'y pouvoir rien ; elle se voit passer par un endroit qui la traverse, comme une épée transperce les deux faces d'une médaille, obligée d'y sentir quelque chose, maintenant, de creuser un sillon, un dessin dans les sables mouvants. La douleur dans son pouce lui répète une danse, lancinante, et lui rappelle sans cesse la scène de l'après midi. Amour a peur d'avoir mal et a mal également de cette peur, elle en frissonne, croit recevoir d'autres coups de pied, sursaute et se tortille comme un poisson étouffant hors de l'eau. Voilà comme tout se mélange, sans raison et sans but, sans explication, dans le hangar où ses pensées ne se reconnaissent pas. Ses lunettes se couvrent de buée, et son ventre, au bout de son cerveau, s'amuse à jongler avec des noeuds, des mouchoirs et des épingles. Les heures avancent, le temps s'écroule, la fatigue ouvre une brèche. Amour commence à s'y détendre, imperceptiblement, à démèler ses fils ; elle calme l'air dans ses bronches, et enclenche mentalement un cinéma muet. Le petit garçon lui sourit alors, magnifique, il lui dévoile ses dents, et Amour s'approche, se colle contre ses lèvres, et contemple leur deux figures enlacées, légèrement déformées par le reflet des sphères métalliques. Le baiser dure longtemps, une éternité, et lorsque le sommeil l'aggrippe, évidemment, Amour manque un passage.
Amour se penche près de la rose en acier, ses petits doigts trifouillent sous les épines, et découvrent une clé mécanique, semblable à celles qui ornent les boîtes à musique. Elle remonte la rose comme un vieux jouet. Les pétales cliquettent, s'écartent lentement sur une bouche.
Elle se réveille, et pendant quelques secondes, garde ses yeux fermés, imaginant les murs de sa chambre d'enfant. Puis elle s'étire comme un chaton, bâille une fois très longtemps et se gratte un recoin de peau. Appuyée sur ses coudes, elle tente un regard. Dans la myopie, le plafond n'est qu'une couleur ondulante, un drôle de lac étalé sur du gris, et comme chaque matin, la main d'Amour tâtonne vers ses lunettes.
Pendant la nuit, sa robe s'est couverte de points rouges. Des petites tâches de sang. Amour se lève de bonne humeur. Elle regarde son pouce, puis le soigne à sa manière, avec un filet de salive. Son estomac fait alors un gargouilli de vide.
En traversant la porte, Amour hésite, car la route habituelle ne lui tend plus les bras. Le marché, les étals et le petit propriétaire sont tous coincés dans une peur : elle sait que les marchands reconnaîtront son visage. Elle se mord un peu les lèvres, à la recherche d'une solution, et sur sa tête s'accumule un joli paquet de nuages. Elle perçoit alors un mouvement dans l'air, un déplacement rapide, puis elle voit un bras de l'autre côté du trottoir.
Un vieux propriétaire lui fait signe d'approcher.
Amour ponctue son histoire de gros soupirs, assise près du pépé qui sourit comme un papier froissé.
"Ils t'ont posé leur sale oeil dessus, alors faut te faire oublier, faut taper plus haut, plus grand que ça, là, tu vas sur la place, et tu prends le bus, et tu t'envoles direct à la grande surface, y'en a des merveilles là-bas, c'est la caverne d'Ali Baba si tu te fais pas bouffer par les caméras."
Attentivr, Amour essuie ses lunettes d'un air sérieux, puis demande où trouver de l'eau pour laver sa robe, et rincer sa plaie. Le vieux propriétaire lui montre un point du doigt, du côté d'où elle vient.
Elle évolue maintenant sous des nuages gonflés, près des bassins, pour la premièe fois elle longe les quais silencieux, découvrant un oeil curieux vers les bateaux amarrés, les grosses cordes grinçantes, et les montagnes de charbons torturées par les grues. Amour pénétre un port qu'elle ignorait et qui n'avait peut être jamais cessé de l'attendre, un port qui s'étendait dans son dos, derrière le mur du hangar, depuis le premier jour. La pluie écrase quelques gouttes sur les petites vagues des bassins, traçant encore des cercles dans des ronds. Amour finit par trouver le robinet. Elle s'agenouille, pose ses lunettes sur une grille rouillées et avale quelques grosses gorgées, puis elle retire sa robe et la frotte entre ses doigts. Amour soigne son pouce, degage les petits cailloux englués en serrant fort les dents. Le tempo des gouttes s'accélère, jusqu'à rythmer l'averse ; Amour se rédresse, tend son menton noir et s'y douche un instant.
Revenue au hangar, Amour frissonne un peu dans sa robe trempée. Elle fouille au fond du sac pour attraper une bougie, et s'aperçoit qu'il n'en reste plus qu'une. Elle s'arrête soudainement, perplexe, comme en suspension.
La voilà qui court dans la rue, à toute vitesse, comme une petite fusée. Elle claque des talons dans les flaques, l'esprit tout occupé par son effort. Elle trace un chemin en arrière, à toute allure, elle remonte vers la place, là où partent les bus, là où habite sa mère.
Essoufflée, elle contemple la façade de la maison. Les carreaux sont tous neufs et tous brillants. Amour se rappelle : le jour de son départ, il n'en restait plus aucun, que des fragments, des éclats tranchants comme des dents aux fenêtres. Amour pense que quelqu"un est venu pour réparer ses bêtises, et elle imagine sa mère dans la chambre, un téléphone à l'oreille, en train d'appeler ce quelqu'un. Amour s'essuie le front, fait un pas vers la porte, hésite à tourner la poignée.
Le bus démarre en direction de la grande surface. Amour jette un dernier regard. Elle aperçoit une ombre, un profil féminin, derrière le rideau blanc de sa chambre d'enfant.
La tête en l'air dans des forêts de bouteilles multlicolores, de chaussettes joyeuses, de boîtes de conserve, de pains, de beurres, de confitures, tout brille et tout est propre, les rayons vont si haut qu'ils touchent le ciel au plafond, les gens se tamponnent comme des poupées en carton sous les dizaines de caméras.
Amour reprend son sang froid au milieu des congélateurs. Elle sait qu'elle ne pourra rien voler aujourd'hui. Ce monde est encore bien trop sauvage. Elle regarde autour d'elle, cherche la première caméra, puie essaie de repérer les caissières dans l'espace, afin de tracer un début de carte dans son esprit, et ainsi, sans s'en rendre compte, Amour avance à petit pas, parfaitement absorbé par sa réflexion, élargissant peu à peu son territoire, jusqu'à le tenir tout entier en mémoire. Amour travaille près de quatre heures, traçant des lignes concentriques, notant dès qu'elle le peut les espaces priviligiés, les endroits où elle pourrait se dérober.
Invisible dans la foule, Amour trouve ses marques, et jubile chaque minute un peu plus, finissant même par se sentir à l'aise ; elle s'attarde à côté des jouets et rêve devant les sachets de bonbons. Dans les hauts-parleurs, des voix désagréables se succèdent, ressassant sans cesse les même phrases d'un même ton glacial et enjoué. Amour se lasse finalement, et avant de sortit, elle adresse un sourire à une dame qu'elle trouve jolie, un papillon tatoué à la cheville.
Il pleut encore un peu, gentiment. Amour attend son bus, engourdie par la fatigue et la faim. A côté d'elle, une fille caresse la tête d'une autre, puis l'embrasse, et Amour joue de la myopie sur leurs lèvres et leurs langues, parfois distinctes et parfois mélangées. Le ronflement du moteur interrompt le charme, les filles stoppent brusquement leur baiser, et Amour prend l'air de rien en montant dans l'engin. Elle s'installe au centre, les mains à bonne distance des carreaux, puis le voyage se déroule, des gens montent et d'autres descendent ; les deux filles se tiennent droite, chacune sur leur siège, comme des étrangères.
Sur la place encore une fois, il fait nuit, Amour pousse la porte et entre dans la maison. Elle monte par l'escalier, regarde sa mère endormie sur le lit, puis se rend dans sa chambre, sans faire un bruit. Amour est toute seule, debout au centre d'une pièce vide. Elle ne trouve plus ni poupée, ni coffre, ni livres d'images. La pièce a été dépouillée de tout ses souvenirs d'enfance.
Une petite fille repart à pied, sous un crachin nocturne. Derrière elle, la façade d'une maison semble l'observer. Un rideau blanc gigote dans le trou d'un careau brisé.