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Les iris d'Amour tremblent dans leurs lunettes. Elle est tout près de lui. Elle a traversé la rue et s'est accroupie derrière le clown en plastique. L'espace entre eux s'est réduit, comme un papier rongé par le feu, mais le visage du petit propriétaire lui échappe. Il lui tourne encore la tête. A cette distance pourtant, le mystère d'un geste se dévoile dans la main du garçon. Amour découvre pour la première fois les deux petites sphères en argent. Elles tournent sans s'effleurer, dans une caresse infinie, un mouvement perpétuel sur la paume tendue vers le ciel. Les sphères sont identiques, comme deux miroirs en boule, elles semblent se poursuivre et se fuir en même temps, maintenues à distance par un mouvement circulaire imperceptible au regard d'Amour. Une étrange mélodie s'en échappe, presque métallique, deux notes constamment répétées, comme le chant d'une clochette dans une boucle d'oreille. Amour essaie de comprendre qui du garçon ou des sphères imprime cette rotation à l'autre, comme elle rêve un peu, elle finit par croire que les boules sont immobiles, et que l'univers tourne autour, s'enroulant dans une pelote de laine au rythme de la mélodie, Amour se sent elle même enchaînée dans la danse, un point minuscule, une tête d'épingle reliée à cet axe par des forces surnaturelles. Une fée peut être. Un génie ou un Dieu. Contemplative, hors du temps, Amour déroule ainsi une heure de songe étrange, passant des sphères au garçon et du garçon aux sphères, oubliant les bougies, les oranges, et les verres brisés. Puis quelqu'un la bouscule, une femme avec un chignon lourd sur le crâne lui donne un coup de sac, Amour crie, et le garçon tourne la tête dans sa direction. Lorsqu'elle le voit de face, une panique étrangle la gorge d'Amour, une terreur imprévue qui lui retourne le ventre et la pousse à s'enfuir au milieu des voitures : Au coeur du monde limpide, dans les carreaux des lunettes, le visage du petit propriétaire est étalé dans l'air, flou, indistinct; comme une peinture passée sous le jet d'une douche froide. Dans une cabine téléphonique, Amour reprend son souffle, s'essuie le nez avec le bas de sa robe, puis son coeur éclate en sanglots. Le soleil tape sur les vitres, saturant de chaleur l'espace minuscule ; Amour tire sur sa robe, et regarde ses mains sous un rideau de larmes embuées. En reniflant, elle retire ses lunettes, souffle sur les verres et les frotte avec le tissu blanc, puis elle se recroqueville sous le plateau en métal, près des annuaires, et niche son visage entre ses genoux noirs, légèrement croûtés. Sur les vitres de la cabine, la condensation accumulée dépose une fine couche de brouillard mouillé. Amour ne voit plus rien et ne veut plus rien voir. Elle force comme elle peut son cerveau, pour le persuader d'un mensonge, d'une illusion d'optique : tes propres yeux t'ont trompé. A force de volonté, Amour parvient à se convaincre, et finit par créer quelque part dans son esprit une image mentale parfaitement définie, un masque, une sculpture inventée, plus tangible encore que la réalité. Elle trace un contour, puis le remplit de songes, modèle une bouche, un nez, un regard et des yeux, répartit des couleurs et des ombres, comme avec un pinceau, Amour soigne le sien, jusqu'au plus petit détail. Amour le trouve à présent si beau, éblouissant, qu'elle finit par sourire. Elle berce son mensonge pendant quelques minutes, repense à sa frayeur et lui trouve une explication : comme ce jour là, au coeur brûlé d'un mois de juillet, le soleil sur la table lui avait éclaté les yeux. Lorsqu'elle rouvre la porte, Amour est calme. Ses joues salées se rafraichissent sous les courant de l'air, et le vent fait une vague à son front, soulevant ses cheveux et séchant sa sueur. Amour sort de la cabine dont toutes les vitres explosent, et avance sur le trottoir, tendre comme de la Barbe à papa. Euphorique, presque inconsciente, Amour s'enfonce dans une rue, et son estomac la guide comme une aveugle vers le marché. Répétant une habitude, Amour se faufile distraitement sous le regard de la marchande de pommes, puis tente de subtiliser un fruit défendu. Des coups de pieds baladent le corps d'Amour, aussi lourd un sac de charbon. Ils sont cinq ou six adultes à frapper en même temps. Amour reçoit une averse de coups, d'insulte et de crachats, mais tellement à la fois qu'elle ne les distingue plus. Elle se chiffonne comme une boule, ses petits doigts agripant en même temps ses lunettes et la pomme verte que la marchande tente de lui arracher. Lors d'une tentative, la petite femme déchire un ongle d'Amour, celui du pouce gauche. Comme un chien enragé, Amour bondit alors pour lui mordre la main, et lance ses jambe de toute sa force décuplée ; la marchande reçoit un genou dans le nez, hurle à son tour, pleure comme un bébé, et les autres gens s'arrêtent tout d'un coup, juste une seconde, comme tétanisés. Amour s'enfouffre dans une brèche de corps, se relève la bouche en sang, et court aussi vite qu'un cheval au galop. Arrivée hors de portée des marchands, elle se tourne, le visage et les bras tuméfiés, et comme dans les films, elle dégoupille la pomme de ses crocs acérés et la lance dans leur direction, imaginant la terrible grenade qui les explose en milliers d'éclats humains.
Face à la tour, le visage d'Amour est baigné dans l'orange. Ses regards brillent dans l'immense reflet des vitres. Amour suce son pouce. Une petite brise emporte un vague parfum de feuilles mortes, sur des odeurs d'essence.
Pendant qu'Amour contemple le reflet du disque incandescent, le goût du sang excite ses papilles. Son ongle n'avait jamais été aussi rouge avec le vernis. Maintenant qu'il traîne quelque part sur la place du marché, la couleur semble être une rivière débordant de son lit. Elle étale ses filets tièdes sur la peau, puis s'écaille et se solidifie, comme les veines de cires sur le corps des bougies.
Amour patiente pour la fin du soleil, le commencement d'une fausse nuit de réverbères, puis reprend calmement le chemin du hangar. Longeant les phares allumés, elle ne joue ni au jeu des crocodile, ni à la myopie ; elle se contente d'avancer sur ses jambes, en léchant sa blessure.