La myopie d'amour

*CINQ*

Le lendemain de ce soir là, il ne reste que quelques croûtes de cire au 23 points de la ligne. Amour se rend au marché après s'être maquillée les lèvres et les ongles de vernis rouge. Arrivée près de l'étal des fruits et légumes, elle se rend minuscule, se faufile silencieusement entre les jambes des clients, et dérobe deux oranges qu'elle laisse glisser dans sa robe. Puis, discrète comme un chaton, Amour s'insinue sous la remorque. Coincée entre les pneus, elle déchire lentement la peau d'un fruit, dévore la chair juteuse en se léchant les lèvres. Amour s'essuie avec sa paume, renifle ses doigts, les suce, puis tend son bras comme un crochet par dessous l'étal, tâtonne, saisit une autre orange, la laisse tomber dans sa robe et avance à quatre pattes, de remorque en remorque, sans se faire remarquer. Amour évolue dans un labyrinthe de roues et de métal en jetant de temps à autre un oeil vers les chaussures des gens. De cette manière Amour traverse le marché tout entier, jusqu'au vendeur de glaces. Cela fait longtemps qu'elle cherche une façon de goûter celle au caramel, et la bleue dont elle ignore le nom, mais les glaces sont des trésors bien trop protégés pour qu'elle puisse courir le risque. Elles sont enfermées dans des bacs en plastique, sous des couvercles, dans un congélateur transparent gardé par un chien noir. De plus, la remorque du glacier est bien trop haute, et le marchand bien trop gras pour tenter la confrontation. Alors Amour se résigne, l'eau à la bouche, elle s'allonge sur le ventre, et pendant quelques minutes, elle rêve, elle invente des machines à se rendre invisible, des aspirateurs à glaces conçus spécialement pour elle par les savants qui construisent les navettes spatiales, des plans de diversions exécutés par des dresseurs de chien noir professionnels. Amour, de là où elle fabule, a vue sur la rue d'en face, et malgré les mouvements des mollets et des pantalons, elle s'aperçoit qu'un nouveau propriétaire s'est installé sur le trottoir, à côté du grand clown en plastique jaune. Amour ouvre grand ses prunelles, et contemple le petit garçon en soupirant. Elle remarque son beau costume bleu, et sa main gauche qui ondule étrangement ; deux lumières semblent flotter dans l'air sous ses doigts écartés vers le ciel. La chance arrache Amour à sa contemplation : une boule rose s'effondre mollement aux pieds d'une paire de chaussures vernies. Amour entend le cri d'un enfant qui pleure vers sa mère, puis le claquement d'une gifle. Sans réfléchir, elle tend le bras et ramène la chose sucrée vers sa cachette. Le chien aboie, le coeur d'Amour se soulève, et la voix du gros marchand rugit. Un paquet de jambes s'attroupent, une énorme tête moustachue apparait dans le trou, grimaçante de colère, un bras velu cherche à l'attraper, mais Amour est déjà en train de s'enfuir, le corps plié en deux, elle court dans le dédale de remorques, se cogne plusieurs fois la tête, mais sans se retourner, ni ralentir, elle avale goulûment ce qui reste du trésor : une pâte froide au goût de fraise, collante et déjà presque liquide, dans laquelle s'emmêlent quelques graviers du trottoir. Amour se repose, vole encore de l'eau, quatre bougies, puis se rend au Grand Jardin. Elle grimpe sur une balançoire, s'amuse, puis s'allonge sur un banc pour regarder passer les gens en survêtements. Ils font des tours et des tours, comme les chevaux du manège, renouvellent sans cesse leur propres empreintes dans la terre, le front et les aisselles de plus en plus mouillés, le souffle de plus en plus court, les yeux de plus en plus vides. Un papillon se pose sur la cheville d'Amour, bat trois fois des ailes et s'envole. Un coup de foudre déchire le ciel. Amour se lève et avance sous la pluie qui commence, sans se presser. Les cygnes ont l'air méchant, les canards ont l'air bête et les fleurs sont jolies, sanglotantes de gouttes. Ainsi s'écoule l'après midi du lendemain de ce soir là, jusqu'à la tombée de la nuit. Les nuages s'évaporent. Avant de se coucher, le soleil devient rouge comme le sang d'un coquelicot.

* SIX *

De cette façon et autrement, les jours défilent comme Amour cligne des paupières. Les jeux, les vols et les escapades se poursuivent, dans un cercle de jours et de nuits. Amour se maquille parfois les lèvres et les ongles. Elle s'en va au marché et se cache sous le camion de glaces pour observer le petit propriétaire, si joli derrière le verre de ses lunettes. Le garçon en costume bleu est toujours à la même place, comme vissé sur la terre, et sa petite main s'agite sous des lumières incompréhensibles. A cette distance, Amour ne peut apercevoir son visage, mais cela ne lui cause pas de peine ; elle lui prête des traits imaginaires, par petites touches, comme un peintre caresse une toile inachevée. Les soirées s'accumulent également, Amour divisant les heures au gré de ses humeurs. Elle oscille au rythme d'un désir, entre les bougies et le grand miroir de la tour. Les petites danseuses de flamme et l'immense soleil dédoublé se relaient alors pour l'accompagner au lit, sur le béton du hangar. Une fois couchée sur dos, s'endormir est toute une histoire. Amour cherche à sentir la traversée du sommeil mais l'instant lui échappe constamment, comme l'eau glisse entre les doigt. Blottie dans sa robe, elle répète sans cesse le même manège, elle se tourne dans le noir, ferme les yeux et se concentre pour saisir le passage d'une rive à l'autre. Mais chaque soir, malgré ses efforts, Amour plonge sans s'en rendre compte, un rêve déborde ses pensées, et l'entraîne vers un autre monde sans qu'elle puisse en comprendre la frontière, inconsciente et épuisée. Le temps s'échappe alors des pensées d'Amour, comme le soupir d'un mort. Avant cela, les images qui précèdent le sommeil d'Amour se divisent en deux groupes, celles qu'elle appelle, celles qu'elle subit. Les premières sont douces comme du lait, des plages de sable chaud, des bonbons de miel, ou les mains de sa mère, des princes charmants qui la sauvent d'un lac rempli de crocodiles, et parfois, telle une pierre sertie sur une bague, le visage inventé du petit garçon, dont le sourire scintille près d'une étoile bleue. Les secondes font des serpents dans la nuit, froides et mouillées, elles rampent jusqu'à sa tête, s'installent, et campent des odeurs désagréables, des démons, des cadavres et des ronces, des verres brisés coupant ses veines et des bras velus arrachant ses cheveux par paquet. Naïve et enfantine, Amour croit que les premières pensées l'emmènent vers des songes magnifiques, et les secondes vers des cauchemars angoissants.



Par Franck
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