Choses vécues


Les choses vécues sont des instants témoins de moments de trucs persos à tendance mégalo, journal extime à consommer avec humilité.


Aux dernières loges.

La médecine du travail.

Quelques cafés

La Chapelle Sixtine

Aux dernières loges 2

Sale temps pour huit mai

Le dernier mégot



Par Franck


Aux dernières loges.


L’heure officielle de ce moment : 18H41.
L’endroit officiel de cette heure : les loges du Bataclan.
Face au miroir, mon reflet aperçoit l’espace minuscule des murs, des objets et des gens.
Des tas de petits gobelets de plastique transparents remplis de café froid, Tonio sort une barquette à la fraise d’un paquet, Stéphane embéquillé roupille à l’étage du dessus, et dans le calme flottent des parfums mélangés de pâté de campagne, de banane, de fumée plus ou moins « lishit ».
Ce soir est le dernier de nos trois jours, les costumes rouges pendent gentiment sur des cintres.

Voilà juste un instant où rien de spécial, des sensations tranquilles et quelques peu désabusées.

Nous étions peu cet après midi. Environ une trentaine.

Il paraît que la culture est en danger.
Il paraît que tout le monde s’en fout.

Je vis cette impression paradoxale de vrai et de faux, comme si mensonge et vérité s’enculaient dans une gerbe de couleurs étranges. C’est le cercle vicieux du fatalisme.

Effectivement nous étions peu.
Mais nous étions effectivement.

Bref, y croire pour ne pas cesser d’y croire. Jéjé entasse les petites piles noires des micros, Olivier déplie une salopette. Je vais fermer ce document, puis ce dossier, puis cet ordinateur ; je vais mettre ma veste, enrouler mon cou dans mon écharpe néobabacoolchébran, et aller tracter des papiers blancs couverts de mots imprimés :

Il paraît que la culture est en danger. Il paraît que tout le monde s’en fout.

Et nous ?


Paris, 25-10-03, Par Franck


La médecine du travail.


Episode 1 :
Je m'assoie dans une salle d'attente garnie de fauteuils verts.
Un espèce de silence brouillé par la diffusion lointaine de "Week-end au soleil" de ce grand moumou de Daho. Qu’il ouvre sa fneêtre et son agenda, putain, on est jeudi et Paris sent l'hiver à pleine pluie.
J'ai avalé de l'eau au Café d'en bas pour m'épargner la honte de sécher face au gobelet.
En arrivant, j'ai emprunté des feuilles et un stylo à la sympathique hotesse d'accueil. J'écris tout tordu sur mon sac.
En face, une dame enceinte soupire et un petit jovial légèrement dégarni attend, le sourire aux lèvres. Des bruits de portes qui grincent dans un parfum parfaitement neutre.
Ca me rappele la maternelle, en...

Episode 2 :
Les point de suspensions signalent que l’infirmière a appelé mon nom.
J'ai eu un entretien avec elle ; j'ai fait pipi dans le gobelet : à ce stade, je peux dire que j'ai rempli ma première mission !
Trois règles d'or apprises sur des années d'expérience: Bien visé. Bien égoutté. Bien essuyé.
L'infirmière (une dame très professionnelle) me demande des nouvelles de ma santé, ce que je trouve extrêmement gentil vu que nous ne nous connaissons pas.
Après un coup d'oeil sur mon carnet bleu tout déchiré, elle me rappelle que j'ai un vaccin légèrement en retard, juste sept ans, une bagatelle (fuyez moi comme la peste !)
Là, tout de suite maintenant, j'attends dans le couloir silencieux qu'un médecin m’invite à la fête. J'entends quatre fois la même petite phrase, la consigne générale : vous vous déshabillez, vous vous mettez en sous vêtements et après le Ministère de la Santé balance les photos sur Internet.

La routine, la jolie comptine, la peur de la médecine...

Lorsque je sortirai, je serai heureux, soulagé et je me dirai encore : "tu vois, c'était vraiment pas la peine de t'inquiéter, c'est super important, tu l'as fais et tout va bien, vive la vie, bon c'est par où Montgallet, y'a manif à quatre heures...)

Les médecins m'intimident,m'impressionnent, me rassurent.

Parce que c'est vrai que la santé, c'est quelque chose dont on peut mourir...


Paris, 30-10-03, Par Franck


Quelques cafés


Châlon sur Saone. 7-11-03

Du robusta, un peu amer, un brin goudron, se faufile dans les muscles en tordant le bide. La pièce est blanche, à cause des lampes. Sur les murs s’étalent des affiches de groupes alternatifs : Lo Jo, Spicy Box, Wampas. Sous les plafonds se reposent de flemmards canapés, et une gorgée de café tiède me fait la grimace.

...................................................

Train Châlon/ Paris.

De l’arabica, réconfortant de sucre et de chaleur, dépose une trace invisible quelque part sur ma langue. Cristèle a une main dans les cheveux, Nico se mouche, Stef, Tonio, Chris et Fred se tapent la belote. Mon amoureuse est belle, une tasse cartonnée aux lèvres. Des arbres filent dans les carreaux carrés. Des tons d’automne surtout, délicieusement monotones. On devine l’air froid à la couleur du ciel. Nos corps immobiles se déplacent à la surface des rails comme des jouets pour enfants ; dedans, mes doigts écrivent sous les soubresauts du train, à 300 km/h, sur les pages douces de mon super cahier Buffy, et la surface du café tremble, vacille au rythme d’une abstraction.

...................................................

Chartres. 8-11-03

Du jus de chaussettes moisies, du café crade, recuit, à moitié froid, difforme, qui pue du cul quoi. Dès la première trempette je me souviens d’une gerbe. La guirlande d’ampoules blanches encadre le miroir, et je mastique mes dents dans ma bouche tordue, le soupir au coeur, juste une peu crevé. Je me rassure en évoquant la foule des livres écrits à la main, au burin, au pinceau, à la plume d’oie du Périgord, au sang, à la machine, à l’ordinateur, et qui tous, tous, finissent collés sur du papier tranquille, vibrants encore quelque part dans les têtes vivantes, loin et tellement par delà l’odeur et le goût du café noir, de l’instant gravé dans la chair fraîche.

Plus tard. Un café bof, sans envie particulière, un café pour diluer le temps. La nuit s’est cassée la gueule dans les vitres. J’entends des voix, mais pas comme Jeanne d’Arc, de vraies voix de vrais gens avec de vrais mots dedans. Il paraît (c’est ce qu’on m’a dit) que les paroles s’envolent. Si cela se confirme, la question qui me vient au cerveau est “où ? ”. Vont-elles se fondre quelque part dans les nues, comme des pierres de sucres dans des tasses de café bouillu ?

...................................................

Paris. 10-11-03

Un café collant, chaud dans ma tête dans le fion. Je suis comme traversé d’impressions confuses, de ces instants où l’on ne se sent pas tout à fait à sa place dans l’air, au coeur d’une ambiance décalée. Cela n’a rien à voir avec les autres, d’ailleurs, tout se passe entre les tempes, entre des questions et des sens, comme le sentiment d’être perdu et les délices du café noir.

Encore un autre. A midi moins le quart. Le studio s’excite et s’ennuie.

Voilà 14h19 de ce jour, et jamais plus. Encore un café, dans une tasse bleue cette fois. Les instruments se sont tus, j’ai le temps dans les veines, quand je me “pause”.

...................................................

Train Paris/Marseille. 12-11-03

Dans l’attente d’un café, d’une gorgée d’eau fraîche. l’employé modèle de la compagnie Wagons-Lits fait l’inventaire de ses mars, de ses bounty et autres sandwiches et quiches lorraine. Une queue se difforme, de gens qui patientent pour un achat, qui espèrent sans doute en secret passer chacun devant l’autre, par une habile manoeuvre des épaules. Je me résigne à retrouver ma place, à noircir des lignes encore au hasard, pendant que, dehors, des vies se poursuivent sous une pluie froide et fine, comme des sanglots aux joues des vitres. J’aperçois le sommet d’une rangée de petits arbres chétifs, dont je ne reconnais ni le nom ni les feuilles. Dans le wagon, l’ambiance est calme, on entend le froissement d’une page de journal, l’écho étouffé d’un discman, le râclement d’une gorge cancéreuse, le gras d’une toux bronchitique, le gazouillis d’un boubi. Derrière un duo de portes vitrées, je devine des silhouettes, et, plus loin, la cabine du coin bar, où un employé modèle ondule près d’une machine à café.

Plus tard. Le voilà ! Mousseux dans son gobelet en carton, une pellicule légère flotte à sa surface. La campagne court dans les fenêtres, et je me rappelle cette phrase géniale dans “Corinne” des Nonnes Troppo : “Le train démarre, le paysage aussi”. Après une ligne de ratures, je repose la question ? Pourquoi coller des mots au café ? Au premier jet je dirais que le café est toujours un moment autour. La café parfume les instants de façon tout à fait originale, il leur confère un je ne sais quoi d’immortel. Le temps s’y coule plus facilement que dans l’air pur. Le café crée des zones de mémoires, d’intensité et de reflexion. Enfin bref, le café est une excuse de plus pour attraper un stylo et gribouiller des mots. La mort deveint alors comme un oiseau apprivoisé, une amertume réconfortante à la bouche d’un jus noir.

...................................................

Arles. 12-11-03

Je l’ai fait moi-même, comme un grand, et cela a réveillé mon égo de barman. La cuillère y plonge un corps argenté, un objet sans queue ni tête capturant la lumière. La table est d’un rouge profond, mat, légèrement craquelé. Tous ces choses sont en moi. Je suis aussi les choses. Les choses sont à la frontière infime de ma conscience, juste à la césure ; elles existent entre ma main et l’objet, dans une perception du système nerveux. La grande énigme revient s’installer dans un lieu commun, un truc existenciel et tarabiscoté. La chose est-elle ce que je pense ? Pourrais-je penser sans la chose ? Je voudrais tirer ce fil jusqu’à inventer complètement la Vérité, cela m’entraînerait à penser que le symbole seul est réél. Je ne serais alors rien d’autre qu’un support organique lancé dans la marmite de l’espace intersidéral de l’univers intérieur des truc sans fins qui n’ont pas de réponses même dans le marc à café.

Par Franck


La Chapelle sixtine


Je vais devoir doser mes mots. Contrôler mon désir d’en dire trop.

Je vais devoir peser mes mots, doser mon désir

Je vais devoir peser mes mots, c

Je vais devoir doser mes mots, commes des épices, trouver la bonne

Je vais devoir doser mes mots, comme des épices, afin de ne pas abuser mon désir,

Je vais devoir doser mes mots, commes des épices, afin de ne pas abuser du désir de

Je vais doser mes mots, comme des épices. Eviter les superlatifs.

La pluie a lavé le ciel, de nouveau bleu à présent que je cherche un moyen de décrire ce que j’ai croisé ce matin, ou plutôt, peut être, vécu, ou encore transfiguré, je ne sais pas exactement ce qui s’est passé, ce qui m’a traversé. Ce que je sais, c’est que cette chose m’exhorte à la plus grande prudence, de ne pas abuser son désir, sa présence improbable, sa perfection. Je l’appelle encore une chose, car sa réalité m’échappe, glisse entre mes larmes, mes yeux, et cette douleur lancinante dans la nuque. Je suis resté solitaire, silencieux, la bouche ouverte, le souffle lent, toute vie semblait s’être figée dans le ciel, le temps cristallisé, et mon âme, je dois bien lui trouver un nom, mon âme donc, débordait de partout, comme un radeau, comme une inondation. Je me suis laissé pleurer, en dérive, je ne contrôlais rien, et moins que rien mon existence, un point insignifiant, à peine une charnière, une virgule, j’avançais, je reculais, je m’asseyais, je me levais, je cherchais à m’enfoncer encore plus loin dans la voûte, dans la Beauté, dans ce que certains croient Dieu, et qui l’est peut être, le génie, incommensurable, de Michelangelo.


Rome. Piazza di Firenze. Extra Café., 30-12-03, Par Franck


Aux dernières loges 2


Le vent surtout siffle sur le toit, on se croierait dans un bateau, une croisière en pleine mer de béton ; dehors, ce sont des lotissements de playmobils, des maisons à l’identique, comme des cubes pour gamins, et des arbres bien plantés, sans feuille, sous le vent.

Ici, ce sont des loges, minuscules, des tables jaunes encastrées dans des murs carrelés comme des salles de bains, et la présence éternelle des gobelets en plastoc.

Nous faisons toutes ces choses habituelles, nous répétons ces gestes, ces postures, en différents endroits, nous recommençons, mais ce soir, pour la dernière fois, sans joie et sans tristesse, calmement, en douceur, comme une vieille chanson.

Tout se déroule sans encombre. Un pensée m’est venue en tête pendant les balances, encore sur les choses : certaines bougent, se déforment avec le temps, et d’autres se figent, s’incrustent profondément. Parmi celles-ci, peut être, se trouvent les intéractions. Leurs expressions peuvent changer, selon l’humeur ou les évènements, mais pas leur raison d’être, comme si nos relations formaient une toile, une structure inamovible sur laquelle les ans, les histoires et les experiences communes viendraient se greffer par hasard.

Sommes-nous vraiment capables d’évoluer ?
Somme-nous vraiment capables de ne pas évoluer ?
C’est deux questions n’en font qu’une à la dernière de ce soir. Tout est exceptionnel de banalité.

Plus tard... (à un moment dans la nuit)

Bon, quant à dire qu’il est tard, que les chaussures sont fripées, que les costumes sont rangés, que la tête me tourne un peu de la bière et du temps, que le stylo fait ce joli bruit feutré sur la page, et que l’émotion est un mot qui a perdu de sa consistance, comme un steak oublié à l’air libre, paradoxalement, je pense, écrire le mot émotion provoque la lassitude, ou l’ennui, dire qu’on a été ému, c’est un echec de transmission ; il faudrait sans arrêt trouver un stratagème, éplucher le sens des mots afin qu’ils parviennent tout nus, comme des puceaux, des points d’interrogation. Dire que j’ai eu des émotions, c’est ne rien dire du tout, c’est rabacher un lieu commun, c’est vider une vérité.
J’entends des cris aux loin, des claquements de mains, j’ai faim au ventre, et une joyeuse toupie dans le crâne, enfantine, nostalgique, l’alcool et le bonheur, encore des heures, je vais aller ailleurs.


Corbas, 31-01-04, Par Franck


Sale temps pour huit mai


D’abord la pluie, pourrie, comme dans les chansons tristes, derrière les carreaux une purée de nuage, c’en est presque vexant de banalité, le temps et les humeurs.

Ensuite, une tête un peu absente, une envie molle, sans désir défini, une télévision allumée sur le journal de treize heure.

Le visage sans expression d’un genre de Bilalian cravaté, voix monocorde et professionnelle, commente la profanation d’un cimetière juif. Une croix gammée est peinte sur le marbre, comme pour une éternité.

D’un sujet à l’autre, voilà que s’avance Jacques Chirac, Président de la République, les rides et les cheveux collés par la pluie. Il a emmené sa tête de circonstance, concerné et responsable. Ca semble loin, le 21 avril.

Le grand homme marche lentement vers l’arc de Triomphe et pose avec dignité une gerbe sur la tombe du soldat inconnu. Derrière lui, une foule silencieuse et mouillée commémore la fin d’une guerre qui vit s’élever les camps d’extermination.
L’ironie de l’Histoire... c’est un trou de mémoire.


Corbas, 10-05-04, Par Franck


Dernier mégot


Je suce un frisk, une petite pastille blanche et forte qui brûle presque ma langue.
A côté de moi, le mug de thé vide porte encore les stigmates de mes lèvres énervées. Car c’est ce que je suis, énervé, tout entier, dedans et dehors. Mon coeur bat d’une drôle de manière, lancinante, si bien que je le sens glisser dans mes veines, jusque sous mes bras, comme une autoroute. Je sens aussi mes muscles, plus tendus que la corde d’un arc, et pourtant, malgré tout, mon cerveau m’envoie des images douces, purifiées, de bouteilles d’eau, de sommeil léger, de parfum délicat.

Ce n’est pas comme la première fois, ni comme la seconde, ni commes toutes celles qui suivirent et qui jamais ne se ressemblèrent parfaitement, fausses jumelles et vraies tentatrices. J’en ai déjà passé des heures à regarder les cendriers, les paquets ouverts, les briquet colorés. J’ai déjà traversés pas mal de ces instants, l’eau à la bouche au passage d’un joint ; et pourtant, malgré mon expérience en la matière, mon désir et ma volonté me semblent sans arrêt renouvelés, comme des clones ratés, ou des souvenirs flous.

Mes petits orteils gigotent dans leurs baskets bleues. Je me le dis une fois encore, je m’en convaincs : cette fois-ci c’est la bonne, le bout du chemin de cendre, le dernier mégot. Je me regarde pourtant d’un oeil à la fois complice et méfiant, dis donc, toi, je te connais, tu ne vas pas me refaire le coup, dans une semaine, ou un an, de tendre ta main comme pour une caresse.

Ce désir restera à jamais, tapi dans l’ombre d’un poumon, et je ne le regrette pas. Ce n’est pas une question de morale, ni de culpabilité. J’emmerde à fond tous ceux qui pensent ma santé à ma place, qu’ils aillent se faire foutre, ou écraser par un tracteur, je crèverai de toute façon, d’un cancer ou d’autre chose, demain ou dans cinquante ans, sur les dés du hasard ou les caprices du destin, selon le point de vue.

C’est d’être dépendant surtout qui me ronge, c’est de ne pas être libre, de me savoir attaché comme le chien de la fable, le poil pélé au cou, enchaîné à un réflexe, à une illusion de calme ou de bonheur ; c’est d’avoir perdu pied et poings liés, égaré les pouvoirs de mon désir et de mon souffle, c’est me réveiller la nuit avec cette espèce de sifflement de train dans la gorge, toute la SNCF, bref, c’est un fardeau autant qu’une plume, un plaisir si douloureux, une jouissance morbide que je ne veux plus cracher.

Alors, encore une fois, comme une pièce sans cesse rejouée, comme une chanson qui prend la tête, je recommence et j’espère ; je gère les sursauts de mon sang et les désirs de ma bouche, au plaisir de l’eau fraîche, des pompes, du thé, de la bouffe et des bonbecs à la menthe...


Issy les Moulineaux, 15-11-04, Par Franck