Interview d'Audrey Cluzel, mai 2005.


Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis Franck Zerbib, 32 ans, acteur de formation. En ce moment j'écris et je chante des chansons au sein du groupe les Wriggles. Quand je serai grand, ou mort, je serai romancier.


Votre personnage, Gabriel Bozule voudrait écrire, mais il n'y arrive pas, pourquoi ?
Gabriel est comme il le dit lui-même "complètement de la génération de l'image", son imaginaire se développe sur une pellicule, en 16/9, en couleur ou noir et blanc. Les signes alphabétiques restent pour lui un mystère indéchiffrable. Il est un peu un sans papier de l'écriture, d'où son angoisse de la feuille blanche.


En attendant, qu'est-ce qu'il aura le plus perdu dans la fente B dans sa distributrice vidéo : son argent, sa libido, son temps, son imagination, autre chose...
Sa fierté et un secret. C'est une chose de construire sa libido sur des films pornos, c'en est une autre que cela puisse se savoir. BOZ a sans cesse peur d'être foutu à poil par le monde qui l'entoure.


Boz, le surnom de Gabriel, c'est le verlan de zob non ? (...). Plus sérieusement, je n'ai jamais vu un personnage de roman passer autant de temps aux toilettes ou en train de se masturber... épisodes qui sont pourtant des moments clef dans la vie d'un être pensant... Quelles révélations lui inspirent-il ?
Pour Zob, bien vu, je n'y avais pas pensé. Concernant ses branlettes, je ne pense pas qu'elles soient des épiphanies, loin de là. L'objectif de ces scènes était d'observer le personnage à ces instants les plus solitaires et les plus intimes afin de creuser la représentation imagée qu'il se fait du réel. Pour se masturber, il ne peut pas imaginer de scènes érotiques, ni se rappeler ses rares expériences sexuelles. Il a besoin des images pour se projeter, et celles-ci lui renvoient sans arrêt le reflet de son propre vide existentiel. Sa libido se construit sur bande vidéo. Celle d'Arbre est une poésie.


Toujours dans cette même veine réaliste, la place qu'occupent les dialogues-fleuves entre potes et les expressions type "bah", "ouais", "chais pas"... qu'est-ce qui vous intéresse dans le parler jeune ?
Le développement narratif imposait de partir du réalisme le plus brut pour tenter d'atteindre ensuite la réalité littéraire. Je voulais re-créer un morceau du monde absolument "normal", et donc parfaitement absurde, pour pouvoir le "décaler" jusqu'à atteindre la zone de réel qui me touche. Dans ce glissement, Arbre joue le rôle du révélateur. Certains dialogues sont donc écrits dans cette "optique" ultra réaliste.


Au cours d'une de leur soirée chichonnée, Tidom, le voisin de Gabriel, développe une théorie sur le jonglage qu'on pourrait appliquer à la construction d'un roman. Pouvez-vous nous en parler ? A quel moment de l'écriture, avez-vous perçu "la mémoire définitive" de votre "mouvement global" ?
La théorie du jonglage de Tidom pourrait de son point de vue s'appliquer à toute forme de création artistique. J'ai perçu plusieurs types de "mouvement global" pendant les différentes phases de la création du livre. D'abord sur la structure, puis sur le développement du style, puis sur la rédaction à proprement parler. Je me souviens surtout de l'instant où j'ai compris qui était la Dormeuse. Cela ressemblait à une pièce du puzzle qui trouve sa place toute seule et dévoile le sens du dessin. Comme par hasard, c'était dans mon lit, avant de dormir.


Pourtant, le shit n'aide pas vraiment à "remettre la main sur son génie de la veille"...
Il n'y a pas d'apologie du hasch dans le livre. Sa présence est inscrite dans la démarche ultra réaliste des premières parties. C'est une réalité sociale que je ne pouvais éviter. Tidom est un idéaliste, il pousse sans cesse ses utopies du pied, comme une bouée de secours, et le shit lui sert à s'accrocher, à se croire capable de construire et de vivre dans un monde meilleur.


"La flemme, c'est déjà un peu la mort" ?
C'est une phrase que BOZ a griffonnée sur un bout de papier, sûrement un jour de déprime. Lorsqu'il retombe dessus, il se demande si elle est de lui ou de Platon.


Gabriel Bozule a donc "lâché" ses rêves d'écrivain pour devenir un grand réalisateur. Pour lui "la réalité finit dans l'image", comme le monde qui l'entoure, et "l'image résoudra tout". Comment en vient-il à cette résolution ?
Cette sensation est inscrite dans les gènes alphabétiques du personnage BOZ. Elle est sa raison d'exister dans le roman, et donc sa condition de vie. Il ne peut concevoir le monde dans lequel il évolue, (un livre) sans les révélations d'Arbre. L'inconscient de BOZ n'est donc pas psychologique, mais entièrement métaphorique.


Gabriel Bozule rêve d'un destin hors du commun. D'ailleurs, Gabriel rêve tellement qu'il lui arrive parfois de croiser d'autres somnambules (La Dormeuse)... De ces rencontres qui vous font douter de vos capacités de perception...
La Dormeuse agit comme une clé sans tiroir. Elle peut être une apparition ou un personnage, une fille qui passe dans la rue ou une déesse descendue du ciel. Son rôle est d'entraîner l'imaginaire des personnages et celui des lecteurs sur des pentes abstraites, fantasmée, des pistes à suivre et des sens à interpréter.


Sa rencontre avec Daniil Arbre va lui révéler l'existence d'un décalage entre ce qu'il voit et ce que, peu à peu, son nouvel ami lui apprend à décrypter...
Finalement, le monde n'est pas un film, mais un livre.


Lire les images, contempler les mots, vous y arrivez vous ?
Je suis en partie comme Arbre. Il m'arrive de ne pas faire pas de différence entre les signes et la vie. De mon point de vue, tout l'univers est un symbole dont nos sens produisent les interprétations. Je pense sincèrement que rien n'est plus réel que les signes qui nous permettent d'appréhender le réel. Le langage structure notre pensée par le signe, et nous rend ainsi accessible au monde concret. Il m'arrive effectivement de contempler les mots et de vivre complètement dans des univers romancés, mais également, dans certaines situations de mon quotidien, d'avoir l'impression d'évoluer dans une page de livre. C'est ma métaphysique personnelle. Je suis athée, mais ne m'explique l'existence de la pensée et du symbole que par une forme de mystique poétique.


Quelle littérature un aveugle de naissance, vierge de toute image préfabriquée, pourrait-il inventer ? Quels talents visionnaires faudrait-il alors pour réaliser le film de ce livre ? Serait-ce seulement possible, souhaitable ?
Je pense qu'il faudrait un roman pour tenter de répondre à ces questions. C'est une très belle idée. Pour rebondir vers Arbre, je rêve de pouvoir un jour transposer le livre à l'écran, afin de tenter de donner le point de vue "de l'image" sur ce sujet. Dans le roman, le réel d'Arbre est évidemment le grand "vainqueur". Dans un film, il en serait bien sûr autrement, puisque c'est la vision de la vie de BOZ qui serait la réalité.


Quelles images avez-vous pu créer dans ce livre que vous n'auriez pas pu fabriquer autrement ?
Les visions d'Arbre.

Réussir une image dans une phrase ou une pensée dans une image, quelle est selon vous la plus belle réussite ?
Pour pousser la question on pourrait-ajouter, réussir une phrase dans une image, ou une pensée dans une phrase ? Je dirais que tout dépend de l'objectif que l'on souhaite atteindre (stimuler l'imaginaire, provoquer une réflexion, créer ou maintenir un suspens, donner corps à une forme abstraite etc...)


Les images nous absorbent, mais la littérature aussi... Quel livre avez-vous / aimeriez-vous habiter ?
"La recherche du temps perdu" de Proust. Car je pourrai y vivre l'éternité.


Y a-t-il quelque chose pour lequel vous soyez "plus doué que vous-même" ?
Le sommeil.

Pourquoi avoir choisi de raconter l'itinéraire d'un apprenti cinéaste ? Pourquoi le monde de l'image plutôt que celui de la musique dont vous êtes plus proche ?
Dans l'époque que je traverse, j'ai la sensation que le noeud image/signe/réel est au coeur du monde.


Quels sont vos projets ?
Profiter de la vie, terminer mon prochain bouquin, adapter et mettre du "Daniil Harms" en scène, écrire et chanter des chansons, voter "oui" à la constitution européenne.


arbre

Par Audrey Cluzel